Ma rencontre avec Noé a démarré sous de mauvais auspices. Alors que j’étais assis sur les marches de la Bourse, un jeune homme noir, complètement ivre, m’accoste, l’air agressif. Les yeux révulsés et une bouteille de Martini blanc à la main, il se poste en face de moi et me crie en postillonnant : « J’suis chez moi ici ! J’suis chez moi ! ». Il doit avoir moins de trente ans, et pourtant n’a déjà plus toutes ses dents. Il me demande ensuite une cigarette. Je lui donne la mienne. Il y tire de profondes bouffées, mouillant abondamment le filtre, avant de me la tendre à nouveau. Je lui dis qu’il peut la garder. Quelques gestes agressifs encore, et il s’en va comme il est venu, titubant, vers un autre endroit des marches mouillées.
Cette situation s’est reproduite deux ou trois fois. Même réplique, même démarche, énième représentation d’un théâtre dément. « J’suis chez moi ici, j’suis chez moi ! ». Un petit tour et puis s’en va… Puis un jour, assis sur les marches comme à mon habitude, je le vois une fois de plus arriver dans ma direction. Alors qu’il s’apprêtait à me réciter son texte, je lui lance d’emblée, souriant malgré moi : « J’suis chez moi ici, je suis chez moi !». Il s’arrête alors quelques instants, tétanisé, ivre de surprise et de contentement, avant de s’écrier plein d’affection : « Moi aussi ! Moi aussi !». Nous avons ri, et Noé est depuis devenu mon ami. J’étais rentré sur scène et partageais dès lors le même spectacle que lui. J’ai passé de nombreuses journées et soirées avec lui. Petits fragments de non-sens et de complicité. J’aimais beaucoup son visage poupon, et sa voix était empreinte de gentillesse. Il était ivre la plupart des fois, mais pas tout le temps. Il lui arrivait d’être cohérent, à sa manière. Noé petit garçon, désarticulé, Noé qui, alors qu’il n’avait rien, partageait parfois avec moi un morceau de sa tartine, un gorgée de ceci ou de cela, Noé aimait partager.
Un jour il me confie qu’il a rendez-vous le lendemain matin. Avec l’assistante, l’assistante sociale. Il était question de lui refaire les dents. « Pour m’aider à me réinsérer », me dit-il enthousiaste. Le lendemain, passant devant la Bourse, je l’aperçois sur les marches, complètement ivre, la bouteille de vodka vide. Il n’était pas allé au rendez-vous, Ne m’a pas reconnu non plus. Noé quand il est saoûl.
Quelques semaines plus tard, Noé a disparu. J’appris plus tard qu’il était en prison pour avoir cassé une vitre de voiture. Ce n’était pas la première fois. Il est sorti il y a peu, pas plus marqué que ça par son séjour à l’ombre. Tout est question d’habitude, pour la prison aussi. Il est resté le même depuis sa sortie, et je continue à le croiser, ça et là.
Il est chez lui. C’est tout.